« Strange things happen afterhours – Afterhours, Martin Scorsese »

La banlieue, banlieue… Malfamée, délaissée, en voie de ghettoïsation, territoire perdu de la République, sous perfusion des pétrodollars, mais aussi cité dortoir, alignement de maisons Phoenix, allées proprettes aux noms de plantes, la banlieue est ville nouvelle, champignon paumé au milieu des plaines, la banlieue est triste, lacérée de nationales et d’autoroutes, royaume du monospace, ronds-points ésotériques et centres commerciaux géants, Ikéas Alinéas Cultura Kyria Animalia, oui mais la banlieue est aussi Métropole et tentacules, Grand Paris et Nationale 7, Mass Transit et métro automatique la banlieue est délaissée ou bien favorisée, la banlieue aussi est rouge, gymnases Youri Gagarine, collèges de briques datant du Front Pop’ et centres culturels Aragon-Triolet, la banlieue est kébab mais en même temps clinique de chirurgie esthétique, la banlieue est chic et dorée, coquette et nettoyée, la banlieue se gentrifie, ancien faubourg à ateliers pour créatifs à Stan Smith et barbe taillée, la banlieue est pleine d’enfants, de squares et de balançoires dans les jardins, Brooklyn et Moleenbek, Argenteuil et Vésinet…La banlieue est upper, middle, lower middle, working classes…La banlieue, en résumé, c’est tout et son contraire. Et même, si tu veux tout savoir, parfois, au-delà des opposés juxtaposés, c’est : le vide, la place à prendre, le poumon visuel.

 

Scène Une : Le bord de Seine, fin du jour


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BO – pour la plénitude jazzy et latino d’une fin de journée à L-A en 1967, avec arpèges dissonants qui annoncent que le rêve pas encore commencé est déjà terminé.


20h30, la promesse d’une température qui deviendra peut-être tolérable, en ce mois d’août caniculaire. Hors champ, des enfants jouent, crient gaiement, dansent autour d’une fontaine, on se rapproche de la béatitude. Au premier plan, les écluses d’Alfortville et la Seine qui n’est pas encore arrivée à Paris. Des vélos passent sur le chemin de halage, un homme promène son chien. Recouvrant tout le panorama, le pont du Port à l’Anglais, bizarrerie architecturale charmante qui relie Alfortville à Vitry-sur-Seine. C’est un pont suspendu métallique à deux appuis intermédiaires en portiques maçonnés, un ouvrage qui rappelle, effectivement, le Tower Bridge de Londres. Sauf qu’en réalité son nom n’a aucun rapport avec sa forme. Le terrain du côté de Vitry appartenait depuis le Moyen-Age à la famille Langlois, qui possédait des bateaux permettant de traverser le fleuve à une époque où aucun ouvrage ne le permettait entre Paris et Corbeil-Essonnes, soit 40 km. Le nom s’est déformé en L’Anglois puis « L’Anglais »…et voilà. Sa construction, débutée en 1913, a été interrompue par la Première Guerre Mondiale, pour reprendre de 1921 à 1928.

Bonus pour les fanatiques de chefs-d’œuvre impérissables du cinéma français : c’est le paysage de ce barrage que l’on aperçoit, sous un autre angle, depuis le terrain vague où Gérard Jugnot retape son bateau dans « Le Quart d’Heure Américain », et dans une autre scène du film, Anémone file en voiture devant le restaurant routier, aujourd’hui condamnée, de l’autre côté du Pont.

Vu d’en dessous, l’ombre que le pont projette inquiète un peu, on ne voit que la sous-face du tablier en poutrelles d’acier sur lesquelles résonnent d’étranges échos…Ceux qui ont trop lu Stephen King étant petits ne voudraient pas voir surgir un clown détrempé grimpant sur la berge depuis l’eau froide du fleuve…

En arrière-plan, à gauche, les deux cheminées de la Centrale EDF se dressent, solitaires, dans le ciel, et surplombent les petits groupes qui font cuire des saucisses, ou se prélassent sur les talus de la berge opposée de la Seine. A droite les tours du XIIIè arrondissement se découpent dans le ciel orange comme le début d’une partie de Tétris homérique, et juste devant, on devine le célèbre…L’unique…Chinagora ! Connu dans tout le quart nord-Est par tous ceux qui sont un jour venus à Paris, ou qui en sont repartis, par l’autoroute A4, et qui ont gardé en persistance rétinienne cet énorme pièce montée à la sauce soja, aussi longtemps que le Panthéon ou l’Arc de Triomphe. Le George V ? Le Lutécia ? Pas facile de décrire la façade de ces palaces, à brûle-pourpoint. Mais dites « Chinagora », et immédiatement se dessine un immense pastiche de pagode de béton de neuf étages sur pilotis. C’est un hôtel, une salle de conférence, un restaurant, une salle d’exposition, aux façades ripolinées de neuf en 2016. Modestes, les propriétaires expliquent sur leur site internet que l’édifice, construit en 1992 et qui marque la confluence de la Seine et de la Marne sur 12000 m², s’inspire de la Cité Interdite et du Palais Impérial de Pékin, rien que ça. Mais le week-end, quand les pêcheurs taquinent la carpe sous les pilotis du complexe, on pense plutôt aux eaux polluées du Yang-Tsé-Kiang qu’aux merveilles architecturales d’extrême-orient.

L'Auberge de l'écluse, près du pont du Port-à-l'Anglais
L’Auberge de l’écluse, près du pont du Port-à-l’Anglais, succession de propriétaires entre restaurateurs, punks/crusts et plus récemment, collectif d’artistes

 

Scène 2 : Le parking du centre commercial


 

Donatien-Vitry_2 BO – pour le spleen des voitures alignées et des têtes de gondoles étourdissantes

Tourne-toi sur la droite et le temple, vidé de ses marchands, se présente à toi. L’hypermarché E.Leclerc de Vitry-Sur-Seine, lieu de Culte et de plaisir (son Manège à Bijoux ! Son traiteur asiatique ! Son espace Culture où toutes les vedettes de la télé des années 80 sont venues un jour dédicacer leurs mémoires ! Houellebecq, montre-toi !), a fermé ses portes à 20h30, et autour de toi s’étale l’asphalte lisse, brillante, striée de bandes blanches. Le parking désert, les candélabres de dix mètres de haut, le ciel bleu sombre, les flèches contrastées au sol…Seuls ceux qui ont déjà pénétré ce hangar démesuré un 24 décembre à la recherche d’un petit sachet de noix cajou, et qui ont failli faire un AVC entre le stand foie gras, la pyramide d’œufs de lump, et les rayons infinis de toasts, mousseux, saumon, confiture de figues, au bord du Cri Primal, bousculés par les caddies et les acharnés de la solde, les oreilles ensanglantées de trop de compilations de Noël, eux seuls (nous seuls) peuvent apprécier à sa juste valeur la perfection du parking désert du centre Leclerc de Vitry, mer sereine de pétrole.

Et en parlant de pétrole, pivote sur ta gauche, vole par-dessus l’obligatoire Wok/Sushi/Indien/Tex-Mex/Buffet chinois à volonté, et pose-toi à l’entrée de la station-service tandis que la nuit tombe pour de bon. Le jour, ce sont des couleurs vives et des voitures bariolées et des corps en partie dénudés et des marcels jaunes et des shorts courts et des jupes voyantes, qui rappellent la classe moyenne alanguie à la plage photographiée par Martin Parr. Mais à la nuit tombée…Changement de lumière, c’est Edward Hopper qui tient le pinceau. Une toiture large se déploie, sous laquelle un jeu de spots incandescents éclaire des îlots isolés dans la pénombre. Un homme seul fait le plein, le regard dans le vague et la pompe à la main, perdu dans l’immensité de la zone. Autour, aucun bruit, l’édicule est surplombé par la masse des deux cheminées de la centrale thermique EDF à l’arrêt. Elément essentiel de la composition du paysage alentour, tiges de marguerites géantes, les jumelles de 160m de haut ont cessé de fonctionner en mars 2015. Vieille de 50 ans, la centrale des Ardoines fonctionnait au charbon, et sa production représentait à elle seule 20% de toute la production électrique française au charbon. Un monstre…Déjà, les godets géants qui récupéraient la houille sur les péniches de la Seine ont été démantelés et le reste suivra, pour une déconstruction de dix ans annoncée à partir de 2019. En attendant, constatant l’attachement, coûte que coûte, des habitants à cette grosse dame, EDF a décidé d’ouvrir le site à des associations artistiques et culturelles qui rendent hommage à la vie qui régnait, et aux 600 ouvriers qui y travaillaient. Quelle chance, quand même, cette centrale ne subira pas la honte de se travestir en complexe de penthouses de luxe comme la vénérable Battersea power Station !

Et ses tours, deux des constructions les plus hautes d’Ile-de-France, trop chères à entretenir, seront elles aussi démolies. En attendant, elles veillent…Elles aussi, le jour, sont de joyeux poteaux bigarrés jaunes et rouges, et la nuit deviennent…Inquiétantes colonnes dans l’ombre ! Voici enfin l’heure où ces aménagements douteux, qui semblent posés là pour agresser les yeux et servir un but uniquement fonctionnel, prennent enfin un sens, grâce à un éclairage biaisé et un ciel qui transforme tout en un Noir & Blanc sobre. Enfin sobre !

 

Scène 3 : les camions, nuit tombée


 

Donatien-Vitry_3BO – pour la ballade d’un crooner lugubre dans une rue déserte, jusqu’au bout de la nuit.

 

Composition de la scène : point de fuite central, vortex vers lequel filent les lignes directrices de l’image. Les camions démesurés et blancs, l’avenue déserte, les points lumineux des réverbères, la toiture-terrasse d’un bâtiment bas. Le plan subjectif représente le champ de vision du protagoniste, qui commence à se sentir un peu seul dans cette zone industrielle désaffectée. Pourtant, le hardi cycliste du crépuscule avance, irrésistiblement attiré vers le trou noir du bout de la (dé)route de la désolation. Le dérèglement de tous les sens commence. Mais pourquoi avancer ? Flash-back : je viens de quitter l’îlot de chaleur humaine de la zone. Le Buffalo Grill et ses chaudes lumières d’abat-jour Far West qui nous parviennent des petites fenêtres intimes, les conversations animées des fumeurs sous le porche de la bâtisse en vrai faux bois, le grincement aimable des portes battantes, tout cela est toujours plus pictural, c’est Edward Hopper à Painful Gulch, ou Norman Rockwell chez Rantanplan. Hé oui, c’est beau, mais c’est triste ; car le Buffalo Grill, comme le Forest Hill, le Mondial Moquette, la Criée, et autres franchises, sont la ceinture d’astéroïdes étouffantes de la plupart des villes moyennes en France ; elles ont passé un pacte diabolique avec les sculpteurs de rond-points pour enserrer l’urbanisme comme des méduses lentes, paresseuses, implacables. Mais tout cela a déjà été expliqué, théorisé, dénoncé, rien ne change et nous ne pouvons qu’assister à cet épuisant combat qui pousse les centres-villes historiques aux rues piétonnes, aux rideaux de fer baissés, à chasser l’automobiliste comme un pestiféré, lequel ne peut que se consoler où ? Au Buffalo Grill ou au Wok/Sushi/Indien/Tex-Mex/Buffet chinois à volonté. Passons donc à autre chose, passons à la contemplation béate d’une fin de journée caniculaire dans les vastes plaines sauvages du Val de Marne.

Passé ce moment d’observation un peu gênant – tapi dans l’ombre, appareil photo à la main, la photographie devient un sport dangereux, et si les deux compères là-bas me prenaient pour un voyeur ? Et d’ailleurs, ne suis-je pas effectivement, carrément, un voyeur ? N’auraient-ils pas raison de me courir après dans les rues sombres des Ardoines pour me donner une bonne leçon ? Passé ce moment d’observation, donc, une fois le saloon anachronique immortalisé sur le capteur, on file, on pédale et on ne s’arrête pas, l’air dégagé.

Pourquoi avancer vers des lieux moins éclairés, moins hospitaliers, quand il est 22h et que le pneu se dégonfle ? Car comme la scène de perspective fuyante en prise de vue subjective, caméra à l’épaule,  le montre, nous sommes presque dans un jeu vidéo. Les obstacles défilent à droite, à gauche. Hors champ, à gauche, dix secondes avant : un gaillard descend de sa cabine de poids-lourd pour rejoindre un ami qui grille une saucisse sur le trottoir, sur un barbecue de fortune. Vingt secondes avant : sur la gauche, un immeuble de bureaux abandonné dressé dans la pénombre, toutes vitres cassées. A l’intérieur, autour, dans la cour et sur le trottoir, une animation fébrile : des squatteurs par dizaines, femmes, enfants, hommes, vieillards et adolescents, vont et viennent entre des caravanes et le bâtiment, discutent, écoutent des téléviseurs, se hèlent. La communauté isolée qui regarde, menaçante, le passant qui n’est pas d’ici : avec l’adrénaline qui pompe et distord la réalité, je me sens comme Martin Sheen qui arrive au bout de son voyage dans Apocalypse Now, dans la crique où le dévisagent les dizaines de paires d’yeux de la communauté folle du Colonel Kurtz…

Alors il faut avancer, et dépasser ce 35 tonnes long comme un paquebot, pour aller, comme dans un bon vieux jeu de Playstation, au niveau suivant. Car je sais malheureusement ce qui peut arriver à l’inconscient qui divague trop tard dans ces coins sombres. Cet ami du coin l’a trop souvent racontée, cette nuit d’enfer dans la Sénia, l’autre zone d’activité commerciale du Val de Marne qui entoure le marché de Rungis, nuit passée à fuir une bande de timbrés qui l’avait pourchassé sans répit, bombardé à coup de parpaings, jusqu’à se réfugier dans un restau routier à l’aurore…Bon, il se peut qu’avec un copain à lui, il ait commencé à les asticoter, mais enfin, on ne sait jamais où peut se loger la susceptibilité, et dans mon cas, je voulais juste faire joujou avec un objectif grand angle…

Niveau suivant, boss final : le terrain vague. La plénitude ! Le repos de l’œil !

 

Scène 4 : le chantier du futur, nuit


 

Donatien-Vitry_4 BO – pour les rodéos en Dodoche,l’imaginaire des faubourgs, des accordéons au grand cœur, et des filouteries interlopes.

 

Le terrain vague est un décor essentiel et récurrent de la banlieue. Le luxe de l’espace, même temporaire, la friche où la nature subsiste en attendant les terrassements des tractopelles gourmands et les assauts des foreuses à micropieux et des sonnettes de battage. Le terrain vague dure parfois des années, des décennies, quand une mairie attend la dernière expropriation, et parfois on voit, au milieu d’un lotissement déjà racheté et rasé, se dresser, solitaire, la dernière bicoque où un ultime acharné se barricade, juste pour faire valoir son droit à vivre où il veut même si c’est au Sud de Nulle Part (difficile de ne pas imaginer un vieux Bukowski ou une Ma Dalton à winchester occuper ce rôle, avec des dizaines de chats, de la gnôle en réserve dans la cave, de la musique à fond, et des journées passées à calligraphier des pancartes de résistance contre les pelleteuses). C’est parfois insensé, mais c’est aussi impossible de ne pas avoir de la sympathie pour ces petits empêcheurs de tourner en rond. Il y en a pas mal dans Vitry et Ivry, deux villes en complète transformation, autrefois occupées par des hectares de sites industriels et désormais en reconversion. Sauf que les petits pavillons en bordure des terrains rachetés, victimes collatérales, ne sont pas d’accord pour décamper sur ordre de la maréchaussée. Les banderoles, affiches, tracts, fleurissent aux balcons de ces baraques qui sont réticentes à abandonner leur histoire, leurs murs, pour les beaux yeux du progrès, fût-il justifié.

Quoi qu’il en soit, ici, le terrain est conquis. Comme Armstrong qui plante le drapeau yankee sur la Lune, la grue atteste de la prise de possession des lieux.

Prise de vue de la scène : à travers une clôture de chantier. Le premier plan est mangé de chiendent et d’herbes hautes, ça sent le western crépusculaire, le vent siffle et les boules d’herbes sèches roulent paresseusement à l’heure du duel…Buffalo Grill, encore ! Le sol tassé atteste du début des travaux, et il semble même que des coffrages soient déjà en place pour ériger un immeuble. A l’arrière-plan, une diagonale touffue intrigue : ce sont des tilleuls, qui jalonnent une allée. De loin, cela semble accueillant, mais il s’agit en réalité d’un dépôt de camions poubelle. Et à cette heure avancée d’un mois d’août caniculaire où la température daigne enfin redescendre à des niveaux tolérables, et où le cycliste oisif range son appareil photo, les éboueurs affluent, petite poche de vie au milieu de rien, pour prendre leur service et accomplir leur besogne. Au loin, un bruit inquiétant se fait entendre : les milliers de poulets d’un abattoir de volaille qui se demandent pourquoi il fait tout noir. On n’est pas dans un western, faute de vautours il nous reste les poulets.

Cinq mois ont passé et il ne reste que ces instantanés et ces étranges souvenirs brumeux pour nous rappeler de ces décors immobiles traversés durant cette soirée de canicule. Difficile de croire, dans cette soirée de bruine froide de novembre, que ce Les Ardoines Parano a bien eu lieu. Pour ne rien arranger, le pauvre cowboy solitaire à bicyclette qui reviendrait aujourd’hui sur ses pas serait totalement désorienté, sans même tenir compte du cycle des saisons : les précaires campements de roms ont été démantelés puis reconstruits à quelques dizaines de mètres ; des entrepôts rasés sont devenus terrains vagues ; les terrains vagues ont vécu plusieurs phases de travaux et les logements sortent de terre ; les grues ont fait des petits. Les cheminées de la centrale électrique dominent encore les berges de la Seine, mais plus pour longtemps.

En réalité, ces coins malaimés ne sont jamais vides. Certains ont les paysages de la nature interchangeante, les marées atlantiques, les neiges alpines…Nous avons les sables mouvants de la périphérie. Avec la bonne focale, et suffisamment de temps pour errer sans but, on découvre qu’ils fourmillent de scénarios, ou au moins, de décors pour inventer notre propre cinéma.

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