Depuis l’année 2010, une succession de documentaires et reportages photo évoquent le déclin de la capitale de l’automobile :

• Universal Techno de Dominique Deluze en 1996, • le premier grand documentaire : Detroit Ruin of a City de Michael Chanan et George Steinmetz en 2005 accompagné par le grand compositeur : Michael Nyman :   • le grand reportage photos : The ruins of Detroit d’Yves Marchand et Romain Meffre (2005-2010), • Detroit Disassembled Hardcover reportage photos d’Andrew Moore en 2010, • Detroit, faillite d’un symbole de Thierry Derouet et Nathalie Barbe en 2012, • Requiem for Detroit de Julien Temple en 2010, • The Last Days of Detroit: Motor Cars de Mark Binelli en 2012, • Detropia de Heidi Ewing et Rachel Grady en 2012, • des reportages sur la question : « Détroit peut-il être sauvé » ? Detroit in Ruins ! de Steve Crowder en 2010 et une émission d’enquête exclusive sur M6. • des reportages photo urban archéology avec des teintes à la fois médiévales et futuristes.

En 2009, c’est le journal Time qui alertait l’opinion publique avec le titre : The Tragedy of Detroit. Malgré ces reportages non optimistes, Détroit continue et attire toute une série d’acteurs : chercheurs, promoteurs immobiliers, photographes, réalisateurs, etc. Certains profiteraient-ils de ce déclin ? D’autres pensent davantage à l’adaptation des populations et ces initiatives décrivent une situation plus globale ou le divertissement n’a pas spécialement sa place…

Le documentaire Universal Techno décrit une ambiance qui prend son inspiration dans l’urbain. Les musiciens de techno minimale comme Juan Atkins1, Derrick May, Gerald Donald1 s’inspirent de ces espaces, des friches industrielles qui les captent et les influences dans leurs compositions illustrant la froideur, mais aussi le dysfonctionnement technologique. Derrick May l’appelle la « techno city », il compatit de voir à certains endroits, le passé qui n’a pas eu le temps de s’ancrer, de s’enraciner avec l’exemple du Detroit’s Michigan Theater2. Juan Atkins nous dit :

« Ce climat nous a profondément touchés, on n’aurait probablement pas développé cette musique dans une autre ville américaine que Détroit, cette atmosphères on ne la retrouve dans aucune autre ville ».

La majorité de ces documentaires montrent souvent et pour beaucoup les aspects négatifs récurrent dans les thèmes suivants : rap-game, drogue, abandon, ruines. Un documentaire tire son épingle du jeu, car il ne cherche pas l’image-spectacle, mais l’image contemplée, sur les dynamiques de renaissance de la ville.

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Detroit’s Michigan Theater

INTRO

Le documentaire Détroit ville sauvage offre sur la ville un regard différent de celui des autres documentaires qui l’abordent à travers le prisme des « faits divers », avec la dimension spectacle (guerres de gangs, drogue…). C’est un regard réaliste, mais chargé d’espoir. De ses cendres industrielles, la ville renaît à sa manière après une mauvaise gestion de sa transition « mono-industrielle », comme Charleroi en Belgique et sa sidérurgie. Ces symptômes expriment un grand malaise essentiel, sur le paradigme tant discuté actuellement, à savoir que la géographie globale tend à s’émietter face aux initiatives locales ayant davantage le vent en poupe.

En regardant Détroit, la célèbre formule de Nietzche sur « ce qui ne tue pas rend plus fort » prend tout son sens. Certains vont même jusqu’à penser que Détroit pourrait être le modèle de la ville de demain. C’est à la fois vrai et faux. Effectivement, il est risqué de croire que le modèle post-industriel de Détroit dans sa géographie est transposable à d’autres villes, cependant il n’est pas inutile de regarder ces nouvelles façons d’agir.

Les réalisateurs, sociologues et journalistes des documentaires cités plus tôt, sont unanimes sur la question : à détroit, on abandonne un bâtiment comme si on abandonnait un produit de consommation. La politique de sauvegarde des vestiges n’est pas la même que dans l’Hexagone. Est-ce que la Michigan Station pourrait être réutilisée à d’autres fins comme la gare d’Orsay à Paris pour l’exposition universelle de 1900 ?

Effectivement, les prises d’images se voient doter d’une mission qui consiste à prendre en photo ces lieux avant qu’ils ne disparaissent pour dénoncer un gâchis, revenir dans le passé tout en regardant les infiltrations jaunâtres des panneaux, les tuyaux et valves pris dans la rouille accolée à des instructions des chefs de service écrits sur papiers moisis. Ces « ruin porn »3 exercent une fascination. La pratique de l’Urbex est souvent dans son origine4 un pari qui mise sur la « sensation », un rituel de passage chez les plus jeunes. On visite des endroits sans vie, mais quand on y habite, Détroit n’est pas si enchanteur et n’est pas ce parc d’attractions pour photographe urbex. Geof Georges5, le guide de Détroit dans ces aspects abandonnés, nous confie que la visite d’endroits abandonnés est fascinante sur le thème de « l’apocalypse »6. En effet, on imagine le passé et on regarde le futur. La conquête verte de ces zones industrielles pose la question de l’irrésistible force de la nature qui reconquiert sa place et repense l’entretien en gestion différenciée applicable à toutes villes. On note alors, l’arrivée de nouvelles espèces indigènes7, amenant une grande biodiversité entre fleurs sauvages, arbustes en bocage et arbres d’origine avec ces auxiliaires biologiques (insectes). Par conséquent, ce sont de véritables ENS8 qui se mettent en place spontanément et facilitent l’apparition d’animaux sauvages comme des chevreuils, des sangliers et des faucons qui font leurs nids sur les gratte-ciel. Détroit est intégralement parsemé de « corridors écologiques » et ouvre par secteurs la chasse entre prédateurs du 3e au 1er ordre. Certains chiens sauvages prospèrent dans ce type d’environnement : ceux-là sont entrainés à la chaine par les hommes en vue de combats. On compte jusqu’à 100 000 chiens errants non répertoriés.

Avec une certaine émotion, Florent Tillon le réalisateur, au-delà de l’aspect « ruin porn », cherche à montrer le rapport de l’histoire du lieu en tant que « lieu de vie », et comment on s’adapte à ce délitement urbain tout en suscitant la conscience collective des habitants sur certaines initiatives de bon sens. En effet, Détroit est vu comme un espace qui corrompt ses habitants, on le voit bien avec la ville BD de Gotham City. Est-ce le seul problème ?

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Ce cadrage sur la route 75 représente pour Geoff Gorges : La dualité entre le « renaissance center » en arrière-fond qui est le côté de l’industrie et la culture de l’entreprise qui va régler tous les problèmes et de l’autre côté cette pauvre église de Saint-Joseph qui lutte dans les quartiers pauvres (une vision Franciscaine de la pauvreté combattante).
©Détroit, Ville sauvage. Quelle voie spirituelle prend-on ?

Le cadrage de l’image ci-dessus est très fort symboliquement. D’une part, la vision du Renaissance Center qui profite d’un accès par une autoroute directe ne touchant pas et ne passant pas dans le « City of Détroit »9. D’autre part, la construction du Renaissance Center est une sorte de reniement de l’état réel de la ville qui commençait à décliner et à vivre une transition démographique profonde : l’érection d’une telle bâtisse avait peut-être pour but de maintenir un sens post-industriel, sans consistance sur les emplois locaux tout en gardant la vision utopique des années 1965 par le film Detroit : City on the move.

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Enfin, on peut penser que le Renaissance Center est venu à Détroit, afin de maintenir la « cité idéale ». Dans les représentations de Milet d’Hippodamos au Ve siècle av. J.-C., la ville se voit déjà découpée en damier pour maintenir cette direction (selon leurs classes sociales) et agora qui deviendra la typologie générale des grandes villes américaines. Dès lors, on peut représenter celui-ci comme l’incarnation d’une agora futuriste qui cette fois n’est pas ouverte mais fortifiée, ne faisant plus corps avec la ville d’origine. Les flux humains sont en quelque sorte en dehors de la ville : on part de sa maison en évoluant en dehors de Détroit pour rejoindre le Renaissance Center, un 2e centre qui a pour effet de décentrer le premier. Dans les années 1980-90, on espérait encore que le cadre d’un nouveau projet économique issu du néo-libéralisme reaganien allait aider Détroit dans sa géographie. Néanmoins, penser redresser ce type de déclin en misant uniquement sur des firmes internationales est un échec constaté. En parallèle, penser actuellement qu’avec le TAFTA  l’unification des normes aidera à la croissance est une grossière erreur, l’histoire de Détroit nous le prouvant par sa mono-industrialisation qui ne laissa pas de place pendant près d’un siècle aux initiatives locales et pluridisciplinaires.

Pour Ryan Mathews de Black Monk consulting : « à Détroit, on célèbre un passé plus ou moins sombre et ce qu’il en adviendra à la survie de la violence ». Pendant, la nuit d’Halloween, plusieurs maisons abandonnées sont brûlées en guise de commémoration d’un solstice mal compris. Certains habitants désirent réellement que Détroit reste l’incarnation de la ville la plus dangereuse du monde, c’est une célébration de la violence, nous explique-t-il, et cette vision contamine tout : la culture et la musique, comme nous l’avions vu au début avec le témoignage de Juan Atkins. Pour l’instant, cela perdure à Détroit parce que c’est la dernière chose qui reste ici : cette survie de la violence devient le seul et unique combat, au point qu’on devient fier de choses négatives. Un architecte comme Claude Nicolas Ledoux pensait que la « Saline » pouvait épurer les mœurs en visant une nouvelle organisation du travail et des systèmes productifs. Le pari qui a été fait à Détroit à une si grande échelle avec la mise en fonction d’un équilibre parfait entre bonnes mœurs et moyens de production peut produire tout son contraire quand ce modèle unique se délite.

La ville du début du XXe siècle où chacun n’est qu’une pièce dans une énorme « machine collective »10 est devenue par conséquent une ville pleine de polarités, aboutissant à une question essentielle et très ouverte, selon R. Mathews : qu’est ce qui émergera à long terme ? Les forces de la déconstruction à la Mad-Max, prises dans une aliénation post-industrielle (crime, drogue, abandon) où chacun vit dans sa mini-forteresse ou bien les forces positives évoluant dans une démarche de rassemblement, formant des communautés d’un genre nouveau ?

 

Tout porte alors, sur ces initiatives locales évoluant dans un monde en transition selon l’attention que porteront les politiques nationales et locales. 11 Détroit est un champ d’expérimentation, avec une tendance naturelle à une forte polarisation des acteurs locaux désirant pour la plupart revenir à une vie plus simple en toute conscience, une vie plus sobre suivant l’idée de Pierre Rabhi, mais est-ce possible dans le champ de l’urbanisation ? Le documentaire pose une problématique décisive sur la question des limites et de l’urbanisation du monde : est-il possible de penser une ville entière en autosubsistance, réorganisée durablement ? R. Mathews  interrogé en 2010, pense que non : oui, des quartiers peuvent vivre en autosubsistance, mais il est dur d’avoir une grande communauté qui vive de cette manière : ce n’est donc pas une ville dans sa définition. Il argumente : ces pionniers urbains peuvent rejeter la corruption du passé, mais peuvent-ils construire une ville ? Les pionniers quittent la vieille ville et explorent de ce fait, une nouvelle ville à leur dimension. Ce qui pose la question de cette dimension: une ruralité autonome ou une ruralité péri-urbaine connectée à une ville ?

Il fleurit à Détroit une multitude d’initiatives : des Start-Up diverses, l’association Motor City Blight Bustersing créée pour détruire des maisons abandonnées au passé lourd, mais aussi et surtout des « Farmers » avec le D-Town Farm prônant une agriculture dans la ville pour initier les anciens consommateurs à produire par eux-mêmes et la Hantz farm qui a commencé un projet de fermes pilotes avec son modèle de maison écologique sur 3000 hectares de territoire abandonné dans la ville de 370 km2. Sa répartition en damier montre un mix constant et accolé entre quartiers denses/abandonnés formant une sorte de jeu de « morpion » et est une base parfaite pour créer un Détroit auto-suffisant au niveau de ces ressources de bases.

Pour Larry Mango, ces « fleurs exportées », sont les mêmes investisseurs qui étaient arrivés 200 ans plus tôt : des pionniers venant de l’Europe en passant par Montréal pour aller dans les contrées sauvages du Michigan. Ainsi, ces associations locales répondent à un besoin matériel, mais également à un besoin de sens, de retour au réel en commençant à endiguer les mœurs négatives par l’idée selon laquelle l’environnement extérieur est le premier facteur de corruption qu’il faut supprimer.

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Dans la réalisation, Florent Tillon tel « Yann le migrateur »12 évolue dans la ville avec prudence et san juger, l’image subjective dégage une certaine humilité avec une caméra « à hauteur d’homme ». Le réalisateur le dit lui-même : « La ville parle d’elle-même, les impressions sont trop fortes au point qu’on ne peut s’effacer derrière les symboles ». Ce documentaire contemplatif et furtif nous embarque dans une exploration sur une autre planète. L’image dégage une ambiance plombante pour présenter cette agonie urbaine propre à Détroit.

Par ce film, Florent Tillon témoigne d’une vraie renaissance verte, qu’on commence à voir jaillir dans d’autres villes, c’est le cas de Pittsburgh. Le réalisateur a filmé Las Vegas médiation deux ans plus tard (2012). Voici son témoignage en comparant Détroit :13

« Je pense plutôt retourner à Las Vegas pour faire un format hybride entre fiction et documentaire dans les milieux les plus apocalyptiques de la ville. Mais Vegas est très différente de Detroit : si cette dernière est proche de la nature, de la lenteur, du calme, de l’espoir, Las Vegas est proche du désert, du vide absolu, des ténèbres, de la violence, du sexisme, de la machine, des gros moteurs baveux, du luxe, de la destruction écologique, de la fin du monde, vraiment. Si Detroit était le symbole de la transition, Vegas pourrait bien être le symbole de la fin définitive et sans appel. Mais bon, quand Sodome et Gomorrhe furent détruites, d’autres villes survécurent et avec elles la civilisation… »

Mais surtout ne pas se retourner pour ne pas être changé en statue de sel…

Pour certains natifs de Détroit14, le message du documentaire n’est pas forcément bien reçu. L’image est restée trop canalisée sur l’état des quartiers pauvres et désindustrialisés. Détroit ville sauvage contextualise en présentant des ambiances et des parcours de vie pleins d’initiatives. Un regard réaliste, chargé d’espoir.

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Michigan Central Station Construite en 1913, la Michigan Central Station, par laquelle affluaient chaque jour au début du XXe siècle 5 000 immigrants d’Europe, est fermée depuis 1988.
©Geof Georges

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